Exposition Super Terram à Paris : Les artistes urbains, nouvelle vague de l’art contemporain
15 février 2023Vous savez à quel point je ne suis pas pour le cloisonnage des arts urbains. Mettre dans des cases graffiteurs, tagueurs, muralistes, sculpteurs, artistes contemporains ; c’est tout simplement les empêcher d’évoluer. L’artiste questionne, l’artiste interroge, il peut même provoquer, vous offrir de délicieuses sensations d’émerveillement comme quelques sueurs froides et une dose de mal être. Aussi lorsque l’on m’a invitée à découvrir avant son ouverture l’exposition Super Terram, je n’ai pas hésité. Super Terram c’est 11 artistes urbains internationaux invités par la Fondation Desperados pour l’Art Urbain à réaliser des œuvres in situ à l’Espace Voltaire, un bâtiment Parisien qui sera bientôt réhabilité.
Super Terram c’est un sujet universel et préoccupant qu’est la destruction progressive de la nature, le rapport de l’homme avec celle-ci et aussi cet état de l’être humain qui est en totale déconnexion avec l’élément naturel… Sans oublier les nouvelles technologies qui ont un impact important sur nos coexistences.
Rentrer dans Super Terram c’est…
… rentrer dans la tête des artistes, rentrer dans un monde tamisé. Avoir les pieds sur la terre ferme, sentir son humidité. Un monde parallèle qui émet des signaux contradictoires avec le bruit de la rue et le contact du bitume que l’on a quitté quelques secondes auparavant.
Des vidéos de l’inquiétant clown Gramblanc de Jean Lambert-wild apparaissent sur des écrans, comme des signaux venus de l’au-delà, il vous enjoint à lui offrir une âme comme un étrange Maître de cérémonie. Les pieds sur la terre ferme, nos yeux s’habituent avec quelques prouesses à appréhender ce monde comme renversé. L’installation du collectif CELA projette dans une pénombre bien réelle des images au sol qui se réfléchissent sur des miroirs recouverts d’eau en mouvement. Les diapositives ainsi projetées au plafond nous ramènent dans un univers de vacances et d’insouciance. Comme si la fin du monde était passée par là et que seuls dans un ciel d’eau les souvenirs persistaient.
Les premières minutes peuvent paraître déroutantes, c’est un nouveau monde qui s’offre à nos yeux. Un monde où l’humain serait passé, y aurait tout dévasté. Il n’est pas oppressant, plutôt mystérieux comme une forêt dans la brume. La magnifique sculpture en marbre et en rondeur d’Amir Roti –dont je ne connaissais que les graffs assez sombres – paraît jaillir des entrailles de la terre, comme un nouveau soleil.
Cet immense espace recouvert de terre brune nous absorbe. L’immersion est totale. Les œuvres sont espacées, respirent et vous laissent le temps de vous concentrer sur votre ressenti. Mon entrée dans les lieux a provoqué en moi un flashback. J’ai senti exactement cette même sensation étrange qu’en visitant l’exposition de Pierre Huyghe à la Fondation Luma en Juin 2021. Le son étouffé par la terre, ce rapport étrange de l’humain et de la nature. Pierre Huyghe y avait réalisé d’immenses cocons emprisonnant des fourmis dont les sons étaient restitués dans une halle surdimensionnée. J’ai tenu à faire cette digression, car vous verrez qu’elle prend tout son sens plus tard. Je ne peux m’enlever de l’esprit que cette alerte des artistes et ce questionnement est plus que certainement un marqueur fort de notre époque, voire indélébile.
L’occupation de l’Espace Voltaire est savamment réalisée ; elle permet de créer la surprise et de vous offrir des sensations fortes. Aussi quand je me suis retrouvée dans la pièce chaotique intégralement investie par A.L. Crego. J’ai eu le sentiment qu’une armée des ombres venait vers moi… Une apparition humaine dans ce monde dévasté. Son travail sur le GIF, construit sous forme de répétition imprime une rythmique très particulière à l’œuvre. Une musique emprunte d’une certaine féérie même si elle est illusoire.
J’ai eu l’immense privilège d’être intronisée dans cette expérience par l’artiste Stéphane Carricondo, artiste fondateur du collectif 9ème concept, et Directeur Artistique de la Fondation Desperados pour l’Art Urbain. Immense chance puisqu’il m’a présentée aux artistes en train de peaufiner leurs œuvres. J’avoue avoir plus qu’apprécié l’échange avec Germain Ipin qui nous offre une œuvre contextuelle avec plusieurs niveaux de lecture, et surtout une œuvre qui va s’estomper – voire s’abimer- sous l’impact humain ! Au 1er regard, on aperçoit un QR code géant qui pourraient nous faire penser à une création en mosaïque. Ce QR code vous amène directement vers la définition de la biométrie dans Wikipédia ! Rien d’étonnant à cela puisque la biométrie permettait en premier lieu de mesurer le vivant… mais l’artiste s’interroge sur l’évolution de cette définition, puisqu’au fil du temps elle s’est transformé en outil de sécurité et plus récemment de surveillance. À la lecture de cette définition, on comprend à quel point l’être humain est exceptionnel pour dénaturer la nature elle-même. Et l’œuvre dans tout cela ? En fait Germain Ipin a réalisé ce QR code avec de la terre naturellement pigmentée… Lorsque l’on s’approche de sa réalisation, une lumière s’allume et un brumisateur pulvérise légèrement les carreaux. Nous avons indirectement une action sur l’œuvre qui va se transformer sous nos yeux. Les carreaux fondent doucement, la terre coule, les lignes deviennent incertaines ; une très belle allégorie de notre impact sur la nature. Poétique et efficace, puisque j’y pense encore !
Avant de sortir de ce premier espace -devrais-je dire univers – d’exposition, une seconde œuvre de Germain Ipin me saute aux yeux. Un seul mot me vient malheureusement à l’esprit : Hélas !
L’Epoustouflante transition de Gonzalo Borondo
L’Espace Voltaire est fait de telle sorte qu’il faut sortir dans la cours de l’immeuble pour continuer la découverte de l’exposition. Une bulle d’air nécessaire pour reprendre une respiration avant de pénétrer dans l’espace investit par Gonzalo Borondo. Cet artiste espagnol est à mes yeux le fer de lance de la nouvelle garde de l’art contemporain. Son travail intuitif, complexe, insaisissable et son immense maitrise des différentes techniques en font un acteur incontournable. Si vous suivez le blog, vous avez déjà découvert ses visages coupés au couteau à Vitry sur Seine où encore l’incroyable trompe l’œil réalisé à Boulogne-sur-mer. Ici il nous offre une installation à couper le souffle ! Ses personnages gravés sur le verre apparaissent et disparaissent en fonction de nos mouvements, statues grecques magnifiquement dessinées, corps dissociés, superpositions. Ces créatures étranges, fantomatiques, comme recouvertes de mousse, nous entourent, jusqu’au moment où nous nous sentons comme un intrus dans leur monde.
L’artiste nous livre une œuvre puissante, déroutante, digne des plus grands musées d’art contemporain. Une œuvre comme on en voit rarement à Paris qui pourtant dispose d’une belle diversité culturelles.
À ce stade de ma déambulation, je sais déjà que cette exposition est une explosion, qu’il n’y en a pas souvent d’aussi abouties et que cette liberté de pouvoir créer des œuvres in situ donnée aux artistes est le plus beau des cadeaux que nous puissions recevoir. Après cette énorme « claque » je me demande sincèrement ce que me réserve encore ce lieu en transition.
Des entrailles de la terre au paradis blanc qu’est l’enfer humain
En commençant à grimper les escaliers qui nous mènent au 1er étage du bâtiment, je commence à apercevoir un peu plus de lumière. Comme une taupe qui sortirait de son trou, mes yeux se réveillent et aperçoivent ces arbres transplantés dans des cubes de terres. Déracinés, comme les humains qui migrent… réensemencés avec des fleurs de différentes variétés accrochées aux branches. J’ai l’étrange impression de traverser la méditerranée… Et puis cette voix de femme qui a dû fuir l’Algérie. L’œuvre est forte, peut-être un peu trop pour moi. Poétique certes, avec ses jeux d’ombres et de lumières, puissante certainement avec les multiples interprétations que l’on peut en faire. Le travail d’Addam Yekuli, alias Know Hope, est investi, politique et personnel. L’œuvre me bouge mais je ne pourrais pas encore vous dire de quelle façon ! Je crois qu’elle me laisse un peu trop entrevoir la mauvaise partie de la nature humaine pour que je la laisse rentrer dans mon petit monde.
Rentrée dans un coquille, je passe dans la salle d’à côté et là le choc ! Des œuvres mi- naturelles mi humaines en souffrance. Une sculpture décharnée dont la chaire est faite de feuilles d’arbre en plâtre. Des éléments organiques pourrissant dans la tête d’un cerf décapité poussent ce choquant spectacle à son paradoxe. Et là, l’artiste le plus habité de la scène espagnole, Joaquin Jara s’avance avec un large sourire pour nous parler de son inspiration. Je lâche ma protection invisible et écoute avec attention le fruit de son inspiration. Il nous parle de cette histoire de la mythologie grecque où Éresichthon abattit un arbre sacré pour démonstration de force et de pouvoir. La déesse de la nature le châtia et lui envoya la faim. Eresichthon englouti ses richesses dans la nourriture jusqu’à vendre sa fille Mestra comme esclave. Sa fille qui avait le pouvoir de se métamorphoser revenait à chaque fois auprès de son père et était vendue encore et encore pour couvrir la faim de celui-ci jusqu’au jour où il finit par se dévorer lui-même.
Cette allégorie qui met en exergue les pires côtés de l’être humain, nous montre simplement que la soif de pouvoir, le capitalisme à outrance, l’appât du gain nous conduisent à notre propre perte. Joaquin Jara qui crée énormément d’œuvres en forêt est un lanceur d’alerte, chevalier des temps modernes. Ses œuvres sont fortes, violentes, font réagir pour qu’enfin une réaction se produise. Il puise sa force de persuasion dans la mythologie, l’histoire afin de nous montrer le côté absurde de cette ignoble farce que nous nous jouons à nous-même. Au travers de ses statues il redonne sa place à la nature avec rage et puissance.
Sincèrement, l’écriture, la scénographie de l’exposition menée par main de maître par Gaël Lefeuvre monte en puissance ! En gravissant les marches pour accéder au 2ème et dernier étage, je me demande sincèrement où cette escalade va nous mener !
En rentrant dans la 1ère salle je reconnais la signature de Michael Beitz qui a pris cette habitude de transformer des objets anodins, les distordre, les réassembler pour modifier notre perception de la réalité. Une œuvre attire plus particulièrement mon attention. Des morceaux de tapis en forme de silhouettes humaines qui font penser à celle que l’on dessine sur les scènes de crimes sont cloués au sol. Je les contourne et reste perplexe devant ce tableau. Je navigue autour de ces tapis, alors que je devrais les piétiner. S’ils n’avaient pas forme humaine que ferais-je ? Là est la question, je vous laisse trouver la signification !
En prenant du recul sur cette œuvre j’aperçois cet immense peinture rouge sang d’Axel Void. Je connais ses fresques géantes sur les murs des villes ; parfois très humaniste, parfois proche du photo journalisme, ses œuvres sont souvent aussi dérangeantes que captivantes. Mais là je suis encore une fois sans voix. La photo que je partage avec vous ne rend pas hommage à la qualité de son travail et j’en suis navrée. Les visages semblent effrayés, subjugués, même fous ! Ce petit carré vert au milieu de l’œuvre attire mon attention et je découvre une toute autre composition… Je comprends que je suis devant une réinterprétation du Radeau de la Méduse. La boucle est bouclée. Nous y sommes. L’écriture scénographique est tellement parfaite que je vais finir ma visite sur cette œuvre exceptionnelle, d’autres qui étaient en cours de finalisation seront à découvrir lors de votre visite et vous offriront peut-être un final plus optimiste que le mien !
Rentrer dans Super Terram c’est…
Ne pas en sortir indemne ! C’est petit à petit oublier notre réalité et les certitudes qui la construisent pour se glisser dans l’intimité des artistes qui nous donne à revoir notre univers tel qu’il est dans leur esprit. C’est comprendre que nous avons cette immense chance d’avoir une liberté d’expression qui nous permette de développer un sens critique aiguisé du monde tel qu’il s’en va. Au sortir de Super Terram, je n’en ai pas parlé, pas même su si j’allais écrire un article. J’ai incubé !
Et puis quelques jours plus tard, je me trouvais à la Bourse de Commerce pour l’Exposition « Avant l’orage » et je me suis assise devant une vidéo : Un chien errant dans une atmosphère sombre et glauque croisait coléoptères et autre animaux rampants… Devant les images, celles de Super Terram sont remontées les unes derrière les autres. Je revois le film de ma visite qui se superpose à celui-ci. J’y vois le même langage, je ressens les mêmes émotions. Je me dirige donc vers le cartel de présentation de l’œuvre… La vidéo est de l’artiste Pierre Huyghe ! La boucle est bouclée ! Je suis rentrée et me suis mise derrière l’ordinateur pour partager avec vous cette expérience à vivre absolument.
S’il est une seule exposition à voir à Paris en ce moment c’est bien celle-ci ! Pour les amoureux d’art contemporain, vous vous remémorerez sans aucun doute les incroyables installations du Palais de Tokyo d’il y a une vingtaine d’années. Pour les amoureux de l’art urbain, vous devinerez mieux la profondeur des artistes que vous découvrez sur les murs des villes et ce qu’ils ont à nous apporter. Je ne sais si j’arriverai avec cet article fleuve à vous donner envie d’y aller, mais ce dont je suis certaine c’est que c’est une expo Masterpiece que je ne suis pas prête d’oublier.
Avant de vous quitter, il me reste à remercier la Fondation Desperados pour l’Art Urbain pour cette magnifique découverte, Gaël Lefeuvre qui a réalisé une curation d’exception, Stéphane Carricondo pour sa visite toute en nuance et son temps et tous les artistes qui ont eu la générosité de partager ce moment avec moi. Un immense merci à vous tous et encore bravo pour ce que vous avez réalisé… le renouveau du MONUMENTA de l’art contemporain.
L’exposition Super Terram est gratuite, comme toutes celles dont je vous parle sur le blog. Vous pouvez la visiter jusqu’au 19 Mars du mercredi au dimanche de 11h à 19h à l’Espace Voltaire, 81 boulevard Voltaire à Paris.
Pour ma part je rechausse mes sneakers et promis ma prochaine aventure Street Art se fera en extérieur 😉
A très bientôt
Séverine